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Interview avec un scientifique de l’IASB parmi les 2% des chercheurs les plus cités dans le monde

2021-01-13

L'université de Stanford a récemment publié une liste reprenant les 2% des scientifiques les plus cités au monde dans diverses disciplines. Au total, 1413 scientifiques belges ont intégré ce classement mondial, dont 9 figurent parmi les 10 premiers dans leur domaine de recherche. L'un de ces chercheurs travaille à l’IASB ! Jean-François Müller est, selon le classement de Stanford, le 6e scientifique le plus cité dans le domaine de la météorologie et des sciences atmosphériques en Belgique, et le 984e sur 54.940 dans le monde (à noter que ces 54.940 chercheurs en sciences atmosphériques sont déjà dans les 2 premiers pourcents au niveau mondial). Nous étions curieux de savoir ce qui a amené Jean-François à ce point remarquable de sa vie et de sa carrière, nous avons donc décidé de lui poser quelques questions à ce sujet. Découvrez son regard honnête et fascinant sur sa vie de scientifique.

Pourquoi avez-vous choisi la recherche scientifique comme carrière ?

Le Big Bang, les pulsars et autres trous noirs m’attiraient de façon irrésistible ! Et je n’étais pas mauvais en math. Le choix des études était vite fait…

Quel chemin avez-vous parcouru pour devenir scientifique de l’atmosphère à l’Institut royal d’Aéronomie Spatiale de Belgique ?

J’ai eu beaucoup de chance ! Après des études en Physique à l’ULB, ne sachant pas ce que je voulais faire, j’ai opté une année supplémentaire d’études, une Licence spéciale en Géophysique. L’un des professeurs était Guy Brasseur, un « ancien » de l’IASB. Guy cherchait un thésard pour travailler sur la modélisation de la chimie de la troposphère. Pas n’importe où : au National Center for Atmospheric Research (NCAR), au Colorado, centre de recherches parmi les plus réputés dans le domaine. On a demandé et obtenu une bourse du FNRS. J’ai donc eu la chance de réaliser mon doctorat dans les meilleures conditions, partageant mon temps entre l’IASB et le NCAR, où j’ai pu côtoyer des chercheurs de haut niveau. Guy s’était fait un nom dans la modélisation de la stratosphère. Vu l’importance croissante des problèmes de pollution et de changements de climat, il fallait s’attaquer à la troposphère. Ma mission était donc d’élaborer un prototype de modèle tridimensionnel global de chimie troposphérique. Défi passionnant, car multidisciplinaire ! Ce prototype est devenu le modèle IMAGES, lui-même précurseur du modèle MOZART. Ma première tâche a été d’élaborer un inventaire global des émissions de polluants sur une grille latitude-longitude, quelque chose d’inédit à l’époque. Je me revois encore faisant le tour des ambassades de grands pays à Bruxelles, afin de dénicher des informations sur les activités polluantes et leur localisation… Internet n’existait pas tel qu’on le connait aujourd’hui ! J’ai l’impression d’évoquer la préhistoire.

Après ma thèse, complétée en 1993, j’ai continué cette recherche à l’IASB, en collaboration avec le NCAR, d’abord sous différents contrats (merci Dominique) et comme boursier FNRS, puis comme statutaire à partir de 1998.

En revenant sur toutes vos activités de recherche passées, quels sont les moments qui vous ont marqué personnellement ?

Ce qui compte, ce sont les rencontres, les personnes avec qui on choisit de travailler. Cette recherche ne peut se faire seul. J’ai évoqué Guy et d’autres au NCAR, je dois évoquer aussi Jef Peeters, chimiste théoricien de l’Université de Leuven, qui m’a donné le goût pour les mécanismes chimiques exotiques et inattendus. Outre sa rigueur et sa capacité à connecter des éléments d’information sans lien apparent, c’est surtout sa passion qui m’a fait grande impression. Le leitmotiv de notre travail en commun depuis près de 20 ans est que la description classique des phénomènes atmosphériques (celle qu’on trouve dans les bouquins) n’existe que pour être bousculée et renouvelée. Même si cela demande parfois beaucoup de patience, et même si la plupart des nouvelles idées s’avèrent fausses. J’ose croire que, grâce à Jef, j’ai un peu contribué à bousculer et renouveler certaines idées reçues concernant la chimie atmosphérique des composés organiques.

Jean-François Müller in Sapporo
Jean-François Müller (extrême droite) à Sapporo, au Japon, avec ces collègues
chercheurs (de gauche à droite) Fabien Darrouzet, Manu Capouet et Jenny Stavrakou.
Crédit: Jean-François Müller

Et puis, il y a mes collaborateurs modélistes à l’IASB, qui me motivent énormément grâce à leur engagement et leur mentalité. L’ambiance dans l’équipe est excellente. C’est en grande partie dû aux qualités de générosité et de détermination de ma collègue Jenny Stavrakou avec qui je travaille depuis près de 20 ans. Jenny et moi avons développé de nouvelles méthodes d’exploitation de données d’observation de la composition chimique basées sur notre modèle global de chimie troposphérique. Armés de ces outils, nous tentons de « convertir » les observations de différents polluants obtenues par satellite en données d’émission de ces polluants. À vrai dire, j’ai eu au départ de gros doutes sur ce genre de méthode, à cause des biais inévitables dans les observations et dans les modèles, difficiles à prendre en compte. Il n’y a pas de miracle… Pourtant, nous avons pu montrer l’intérêt évident de cette approche à plusieurs reprises, comme par exemple lorsque nous avons identifié et quantifié une source importante d’acide formique due à la dégradation d’hydrocarbures relâchés par les forêts tropicales et boréales.

Quels sont pour vous les meilleurs et les pires aspects de la recherche scientifique (dans votre domaine) ?

Beaucoup de scientifiques diront que la bureaucratie est la pire plaie pour la recherche. D’autres, citeront la hiérarchie, les difficultés de financement... Il y a du vrai, mais franchement, on s’y fait. Non, le pire pour moi, c’est le conflit personnel, celui qui frappe soudainement sans qu’on l’ait vu venir, et qu’on ne peut pas résoudre. Ça c’est le pire. Heureusement, c’est rare.

En ce qui concerne le meilleur, j’ai (et c’est heureux) l’embarras du choix: la liberté que nous avons d’orienter notre recherche dans des directions qui nous paraissent intéressantes (faisant fi des modes du moment) ; la célébration avec des collègues d’un succès, même mineur, comme une « review » positive pour un article, ou majeur, comme une thèse de doctorat qui se conclut ; un code qui tourne enfin, après des semaines de blocage ; ou apprendre qu’une équipe de recherche entreprend une grosse étude de laboratoire afin d’explorer les conséquences de mécanismes qu’on a contribué à proposer. Faut-il préciser que les meilleurs aspects pèsent plus que les pires ?

Quelle progrès/résultats espérez-vous voir dans votre domaine de recherche dans les années à venir, ou même un futur plus lointain ?

Un grand défi sera la transmission des connaissances à une nouvelle génération. Tâche d’autant plus difficile que j’aime continuer à faire moi-même de la recherche. Un autre défi est l’obsolescence de nos outils de recherche, qu’il faudra remplacer. Avec une petite équipe, les options sont limitées étant donnée la complexité des outils modernes de modélisation, qui exige un long apprentissage. Les modes de financement actuels de la recherche sont peu appropriés à l’acquisition d’une expertise suffisante pour opérer ce genre de reconversion. Ce n’est pas impossible, mais il faut s’y prendre à temps et trouver les bonnes personnes… et les financements qui vont avec.

En dehors du travail, qu’est-ce qui compte le plus pour vous ?

Musique, cuisine (surtout italienne), lectures, le vélo, le monde fascinant qui nous entoure, diverses personnes. Avant le Covid : les vacances en Italie ! Depuis, je deviens cinéphile (at home).

Et si vous n’étiez jamais devenu scientifique, qu’est-ce que vous pensez que vous seriez devenu ?

J’aurais aimé être historien, mais je n’aurais pas pu. Mauvaise mémoire, difficultés dans l’apprentissage des langues. Non, seule la physique était possible pour moi.

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Jean-François Müller (à gauche) en tant que doctorant au début des années 90, avec Guy Brasseur, ancien de l'IASB (au milieu) et Claire Granier.
Crédit: Jean-François Müller
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Le bureau de Jean-François Müller au National Center for Atmospheric Research (NCAR), au Colorado, pendant son doctorat.
Crédit: Jean-François Müller
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Jean-François Müller aujourd'hui (à l'époque pré-corona), chercheur au département de modélisation de la chimie troposphérique de l'IASB.
Crédit: Jean-François Müller